Critique du livre par Bernard Lallement.
Depuis l’effondrement du mur de Berlin, nous avions pu croire la lutte des classes repliée dans les fantasmes des nostalgiques du grand soir. C’était compter sans l’imagination bouillonnante d’un Joël de Rosnay qui, dans son dernier livre (La révolte du Pronétariat – Fayard), écrit en collaboration avec un doctorant de Paris X, Carlo Revelli, entend lui donner une nouvelle jeunesse à l’aube du 21ème siècle.
Rosnay est, avant tout scientifique. Passé de l’Institut Pasteur à la Cité des Sciences, il croit mordicus à la révolution technologique, non sans, d’ailleurs, un certain émerveillement enfantin. Aussi, a-t-il placé son homme symbiotique au centre de la Toile pour en faire un prolétaire en 3D.
Les clivages de demain, et donc les enjeux de pouvoir, ne se feront plus, selon les auteurs, entre les détenteurs des moyens de productions et les travailleurs exploités, comme Marx l’avait pressenti, mais entre les mass médias (baptisées infocapitalistes) et les usagers d’Internet revisités par le néologisme de pronétaires.
Joël de Rosnay nous décrit donc l’évènement d’un monde fait de « micro libertés » où chacun maîtriserait d’autant plus l’information qu’il en serait, lui-même, l’émetteur. La formule pouvant se décliner jusqu’à créer une véritable économie virtuelle dans laquelle les échanges s’établiraient à prix coûtant. Une réminiscence de la Banque du peuple de Proudhon qui avait imaginer une organisation dans laquelle l’argent deviendrait inexistant et remplacé par un système d’échange entre comptes centralisés.
Mais, outre le raisonnement stimulant pour l’esprit, l’originalité de l’entreprise réside dans la volonté des auteurs de proposer un prolongement pratique de leurs réflexions, sorte d’expérimentation in vivo de leur théorie. Aussi, ont-ils créé un site dédié au « journalisme citoyen » : Agora Vox qui reprend, quelquefois, certains billets de ce blog.
L’intentionnalité de cette avant-garde du pronétariat est de donner la parole « à ceux qui ont des faits originaux et inédits à relater. » Elle est « en effet persuadée que tout citoyen est potentiellement capable d’identifier en avant-première des informations difficilement accessibles ou volontairement cachées et ne bénéficiant pas de couverture médiatique. »
L’idée n’est pas nouvelle. Pour tout dire elle fut à l’origine de Libération, en 1973… date de la création d’Internet, qui se voulait « renverser le monde de la presse quotidienne » et être « une embuscade dans la jungle de l’information. » Le seul professionnel de l’équipe était un journaliste venu de la presse hippique et, là encore, une innovation technologique permit de concrétiser nos intentions : la photocomposition, nous exonérant des contingences de l’impression au plomb et des contraintes exigées par le syndicat du Livre-CGT.
Citizen pronétaires
L’expérience n’a duré que quelques années et le quotidien dut se résoudre à faire montre d’un peu plus de professionnalisme, tout en gardant un style qui a eu une influence considérable sur les autres médias.
En effet, il ne s’agit pas simplement d’être témoin, ou acteur, d’un évènement pour avoir la capacité, et le talent, d’en rendre compte. Par ailleurs, son importance, à nos yeux, ne justifie pas forcément qu’elle le soit, également, pour un public plus large. « Il y a incommensurabilité entre les essences et les faits » rappelait Sartre et notre propre conviction n’emporte pas vérité intangible.
D’ailleurs, notre père fouettard de la presse, l’excellent Daniel Schneidermann, n’a pas manqué de pointer son regard inquisiteur sur ce nouveau « journal citoyen » en fustigeant, de son martinet vengeur, quelques errances de nos Citizen pronétaires en herbes.
Certes, il ne faut pas oublier la jeunesse du projet et l’inexpérience des mass reporters. Mais l’amateurisme, qui en fait l’intérêt, n’explique pas tout, car il est des journalistes dûment encartés, y ayant trouvé refuge, qui sacrifient aux mêmes travers : prendre ses croyances particulières pour des réalités universelles. En l’occurrence considérer les casseurs de la Sorbonne comme les milices de Goebbels.
En définitive, l’écueil bute sur le sens.
« Ecrire est du sens » disait Claude Simon. De même que, pour Marx, un prolétaire n’est, en lui-même, qu’un petit bourgeois, un individu qui écrit suit un sort similaire : il est une individualité s’adressant à d’autres individualités. Il faut, pour accéder au signifiant un mouvement totalisateur, quelque chose qui transcende le factuel. L’histoire pour les marxistes.
La lecture d’Agora Vox montre une pullulation d’opinions sans grande cohérence apparente, même si nous devinons, à la recension des articles, un penchant certain de l’indicible comité de rédaction pour le Hight Tech et une appétence pour l’économie libérale.
Journaliste de soi-même
Il n’apparaît pas l’émergence d’un rapport réellement innovant entre l’information et les lecteurs, ni une volonté d’inverser l’ordre des choses, voir de bouleverser les préjugés. Le conservatisme semble, encore, avoir de beaux jours et la façon dont l’actualité est traitée ne démontre pas un net démarquage avec celle émanant des infocapitalistes. La classe pronétaire connaîtrait-elle aussi ses « social-traites » ? Le danger, en la circonstance, est de pousser l’individualisme jusqu’à l’absurde : devenir journaliste de soi-même ou, plus exactement, de son propre imaginaire.
Pour Libération, le mouvement totalisateur est venu de la mise en perspective d’un fait face à l’Histoire doit il était issu, le tout au travers d’une vision dialectique du monde, lequel est tout sauf atone.
Ainsi, Joël de Rosnay remodèle-t-il le célèbre appel de Karl Liebknecht : « Pronétaires de tous les pays unissons-nous ! » Encore faut-il qu’il ne reste pas un vœu pieux, à l’image de la formule originelle. Car, une telle totalisation, qui ne peut être un totalitarisme, ne viendra pas d’Internet. Les internautes forment une biocoenose sans signification particulière, dont le seul vecteur commun est l’utilisation d’une même technologie, qui confine parfois à la glossolalie, ne pouvant être investie de quelque vertu ontologique. Heidegger, sur ce point, nous avait déjà mis en garde contre un monde arraisonné à la technique.
Nous ne sommes qu’au début d’une grande aventure dont l’ami Rosnay décrit le prologue. Mais, au-delà des découvertes, et facilités, permises par la science, c’est à l’homme qu’il reviendra de choisir son destin entre l’existence de l’Etre, tendance Sartre, ou l’engluement du Néant, version Dantec.