Interview réalisée par Madeleine Von Holzen pour le site SwissUp, Janvier 2002
Votre définition de la société du savoir est une société dans laquelle les jeunes enseignent aux plus âgés. Qu'est-ce que ceci implique pour les enseignants?
Nous sommes passés d'une société de nature industrielle dans laquelle nous produisions des objets à une société dans laquelle nous produisons des connaissances et des savoirs. Dans le contexte de cette accélération de la production d'informations, il y a une nécessité pour chaque individu de trouver et utiliser les informations pertinentes. Ceci implique de trouver une forme d'enseignement différente de celle que nous avons connue par le passé, l'enseignement linéaire (un professeur, enseignant à des élèves dans une classe). Il faut que nous engagions une politique à effet boule de neige, que nous fassions de la "co-éducation". La participation à ce processus d'enseignement doit être élargie à d'autres personnes que les enseignants: les retraités qui ont un certain savoir-faire, les professionnels qui travaillent dans les entreprises et peuvent transmettre leur savoir et les qui jeunes ont une maîtrise des nouvelles technologies. Renversons la chaîne: que les gens de 12 ans enseignent à ceux de 25 ans, et les personnes de 25 ans aux personnes de 40 ans. Nous n'utilisons pas suffisamment ces jeunes comme vecteur de connaissances. Au lieu de cela, ils doivent réaliser une véritable course d'obstacles pour passer à travers le système éducatif.
Comment cela se mettrait-il en place concrètement ?
Il faut donner le temps et la motivation à cette génération, et modifier la structure du système scolaire. Nous avons découpé la nature en disciplines (physique, chimie, histoire, etc.), et rajouté des disciplines au fur et à mesure du développement de nouveaux savoirs. Nous avons atteint les limites de cette vision disciplinaire séquentielle et analytique de la connaissance. Il faut maintenant développer une approche transversale, systémique de la connaissance. Utiliser les théories du chaos, des réseaux, par exemple, qui sont vecteurs de rapprochement des disciplines. Et là aussi renverser l'approche: partir des sciences complexes qui motivent les étudiants ou les écoliers, comme l'écologie, l'économie, la biologie, pour aborder ensuite les différentes disciplines qui interviennent dans ces sciences. C'est ainsi que l'on peut motiver les jeunes à participer à cette "co-éducation". Il faut également favoriser le travail en groupes et en réseau. L'enseignant devient alors un médiateur, un catalyseur de connaissances.
Est-ce que cette approche correspond à la réalité de l'enseignement aujourd'hui ?
On s'en approche. Théoriquement, cette démarche est acceptée par beaucoup. Mais pratiquement, elle se heurte à des problèmes de pouvoir. On met en cause le territoire des enseignants, fondé sur la discipline à laquelle chacun appartient, et du coup le financement de son secteur et son pouvoir. Nous avons tellement raffiné les définitions et le découpage des disciplines que les professeurs passent aujourd'hui beaucoup de temps à se battre pour protéger leurs territoires, au lieu de chercher à travailler dans une approche transdisciplinaire.
Et l'individu… Dans cette nouvelle société du savoir et des nouvelles technologies, il est face à une surabondance d'informations, et peine parfois à s'y retrouver. Comment ne pas être noyé ?
C'est justement cela que les enseignants doivent transmettre aux élèves. Leur donner des outils, les aider à trier l'information. Leur permettre de construire cette chaîne multidimensionnelle: les données, dont il faut conserver les vraies informations, qui construisent des savoirs formant à leur tour des connaissances. C'est justement l'art du professeur que d'aider à intégrer les différents éléments de la chaîne.
Comment le e-learning va-t-il se développer ?
Toutes les études montrent que le e-learning va se développer de manière très importante. Nous avons identifié 40 à 50 start-ups aux Etats-Unis présentes sur ce marché et proposant des "packages" personnalisés : les entreprises sont le fer de lance de ce mouvement. Elles mettent en place des solutions fondées sur leur intranet ou crée des "e-corporate universities", des universités d'entreprise sur internet. Le deuxième marché est le public en formation dans les écoles. Et le troisième est celui du grand public, qui cherche une formation à la carte dans toutes sortes de domaines. Il est extrêmement important que le e-learning soit utilisé dans le cadre d'un projet pédagogique et traité comme complément à la formation traditionnelle, qui permet un contact entre le professeur et l'élève. Le e-learning reste un outil parmi d'autres, et ne remplace pas les autres formes d'enseignement.
Quel rôle doit tenir le e-learning dans la formation?
Il y a de nouveaux acteurs dans le monde de la formation. Il y a l'école, mais aussi la formation en entreprise, internet, les médias, les expositions et salons, etc. Toutes ces activités existent, mais elles ne sont pas coordonnées. Il faut mobiliser et coordonner les nouveaux acteurs, mettre en place des grandes politiques nationales dans ce domaine. Si nous ne le faisons pas rapidement, nous courons un grand risque, celui d'être inondé par les "packages multimédia" américains tout faits, qui risquent de déferler sur l'Europe comme les séries TV américaines l'ont fait auparavant. Ces produits ne tiennent pas compte de la vision européenne, ils ne sont pas contextualisés, traités dans le contexte européen. Donc il faut que les acteurs se coordonnent et utilisent des moyens importants pour développer des produits propres.
Pour quoi exactement le e-learning et les nouvelles technologies doivent-ils être utilisés?
Il faut utiliser de manière optimale chaque technologie. Le e-learning a des forces et des faiblesses, il faut donc optimiser ses forces. Si le professeur utilise bien les moyens technologiques à disposition, il peut prendre beaucoup plus de temps pour la discussion et le débat en classe. Un exemple: faire un travail de groupes sur un thème, et envoyer chaque groupe d'élèves sur internet à la recherche d'informations. Le gain de temps sera très important par rapport à une recherche physique des documents dans une bibliothèque ou ailleurs. La transmission des trouvailles de chaque groupe aux autres permettra ensuite une vraie discussion en classe, qui a une réelle valeur ajoutée.
Pourtant les Universités montrent une certaine résistance à ce développement, pourquoi ?
L'utilisation de nouveaux outils force à se mettre en cause. L'internet donne une comparabilité très grande des informations. Vous n'avez plus une seule vision du monde, mais l'accès à une multitude de visions, vous permettant de vous forger votre opinion. C'est la même chose pour l'éducation. Les nouvelles technologies impliquent une critique permanente de son propre modèle. Il est par ailleurs très facile de démolir les technologies en cours, mais plus difficile de se placer dans un nouveau paradigme.