Article publié dans le numéro spécial de « Cellular and Molecular Biology » : Biotechnologies : réalités et perspectives, vol 47, p.7-16, 2001
D'importants développements scientifiques et technologiques se sont réalisés au cours des dernières années en biologie. Ils auront une importance de plus en plus grande sur les sciences du vivant et leurs applications industrielles au cours des prochaines années par l'intermédiaire des biotechnologies. Leur influence se fait notamment sentir dans la conception de nouveaux médicaments, la mise au point de tests diagnostiques, d'appareillages bioélectroniques et de services. On constate en effet que trois domaines entrent en interdépendance: le moléculaire, le numérique et le mécanique . Cette convergence se traduit par des relations toujours plus étroite entre biotechnologies, infotechnologies, nanotechnologies et microélectroniques.
IMPACT DES PROGRÈS SCIENTIFIQUES ET TECHNIQUES SUR LES RECHERCHES EN BIOLOGIE
L’impact du progrès scientifique et technique sur les recherches appliquées en biologie a pu être constaté dans des domaines qui ont contribué à accélérer de manière significative le rythme de la recherche et la mise au point de nouveaux produits. La chimie combinatoire, permettant la synthèse en parallèle de nombreuses molécules, a fourni aux méthodes traditionnelles de screening de nombreuses voies nouvelles pour explorer des traitements efficaces et moins coûteux. L’aide de l’ordinateur dans la réalisation de graphisme moléculaire et dans la simulation de processus complexes a favorisé l’étude des mécanismes moléculaires de reconnaissance enzymatiques et du fonctionnement de la catalyse enzymatique. Grâce à l’ordinateur il est devenu possible, non seulement de visualiser des molécules complexes, mais de vérifier les modifications que l’on pouvait réaliser, d’abord en numérique et ensuite au laboratoire. Le développement de polymères et de matériaux "intelligents" a permis la mise au point de systèmes d’administration contrôlée de médicaments, selon des périodes et des localisations définies d’avance. Les percées réalisées dans le domaine de la génomique, de la bioinformatique et de la conception rationnelle de médicaments assistée par ordinateur, ont considérablement accéléré le développement de nouvelles classes thérapeutiques. Enfin, l’essor des nanotechnologies, l’utilisation d’outils puissants, tels que le microscope à effet tunnel (MET), le microscope à force atomique (MFA), l’avènement des biopuces, des biotransistors et de l’électronique moléculaire, ouvrent des voies nouvelles pour la mise au point de tests de diagnostic, de puces implantées destinées à modifier certaines fonctions métaboliques ou à corriger des handicaps. Certaines de ces microstructures se retrouvent intégrées dans des micro-usines fonctionnelles, telles que des nanolaboratoires ou des MEMS (microelectro- mechanical systems).
Les percées réalisées dans la mise au point de nouveaux médicaments à partir du décryptage du génome humain s’appuient sur une relation toujours plus étroite entre biologie et informatique. Le domaine désormais stratégique de la génomique apparaît, en fait, constitué de nombreux sous ensembles. La génomique serait impossible sans l’essor de la bioinformatique. Les différentes approches de la bioinformatique mettent en jeu la recherche de gènes dans des bases de données (genome data mining), la protéomique, (application des techniques de la génomique à l’étude des protéines et de leurs fonctions), la génomique structurelle permettant d’analyser la structure tridimensionnelle des molécules codées par le génome, et enfin l’automatisation des moyens de cristallographie par rayons X. La puissance de ces outils conduit directement à la conception rationnelle de médicaments, à la définition de molécules actives fondée sur l’étude des structures des récepteurs, et bénéficient de la simulation sur ordinateur qui, grâce à la puissance des processeurs et à la taille des mémoires permet d’analyser les différents effets bénéfiques ou préjudiciables des nouvelles molécules en cours de tests. L’importante quantité d’informations résultant des études de génomique et de protéomique, nécessitent la mise en œuvre de techniques puissantes d’analyse par des biopuces dont les informations sont lues par des systèmes robotisés, tels que le système Zeus utilisé par la société Millenium.
Afin d’illustrer de manière concrète les applications et les débouchés de ces nouvelles technologies dans le domaine du médicament ou de tests diagnostiques, il paraît opportun de donner un certain nombre d’exemples.
LES NOUVEAUX INGÉNIEURS DES GÈNES
L’évolution des relations entre l’Homme et les Sciences du vivant peut être envisagée en quatre grandes phases: le passage d’une biologie "descriptive" (classement des espèces), à une biologie "explicative" par suite de l’essor de la biologie moléculaire, puis "transformatrice" par le génie génétique et les biotechnologies, et désormais "impliquante" en raison des progrès de la génomique conduisant l’homme à devenir sujet et objet de ses propres expériences. De nouvelles technologies, issues principalement de la biologie moléculaire, de la chimie et de l’informatique ouvrent la voie à des médicaments et tests du futur et auront un impact profond sur les applications industrielles des sciences de la vie.
L’approche "descriptive" de la biologie était la seule utilisée quand, lors de la découverte de la multitude des espèces vivantes, il fallait les analyser, les classer, rechercher les parentés. Cette approche a ses avantages: clarté, fil directeur, filiations. Mais elle occulte les mécanismes fondamentaux de l’évolution biologique. La biologie de "transformation" est née avec la capacité de reprogrammer la vie. La biologie moléculaire a permis de comprendre les processus de base du fonctionnement des cellules, d’abord des bactéries, puis ensuite des cellules évoluées. Le génie génétique utilisant des enzymes de restriction, des ligases, des vecteurs de transferts a permis de créer un véritable langage de programmation moléculaire. La biologie est ainsi devenue une science de "traitement de l’information biologique" assistée par des moyens techniques puissants. Grâce aux biotechnologies, les sciences et techniques du vivant ont acquis une dimension industrielle: la transformation des biomatériaux et des cellules se réalisant à l’échelle de la planète, de manière compétitive et concurrentielle comme pour toute industrie, conduisant à des produits intéressant l’industrie pharmaceutique, agro-alimentaire, la chimie, l’environne- ment ou le secteur de l’énergie. Avec la génomique, la transgénie, la bioinformatique, cette évolution atteint un nouveau stade: la biologie devient "impliquante". Elle questionne directement l’homme sujet et objet, ingénieur des gènes. Nous transformons la biosphère et cette transformation nous change de manière irréversible.
Deux exemples permettent d’illustrer cette évolution désormais classique: celui de la recherche pharmaceutique pour la production de nouvelles molécules et celui la mise au point de nouveaux vaccins grâce aux biotechnologies et à la bioinformatique.
La recherche pharmaceutique moderne nécessite des moyens importants, non seulement en chimie organique, mais aussi en biologie moléculaire, génétique ou bioinformatique. En plus du savoir-faire des chercheurs, il est indispensable de disposer d’une logistique technique de premier plan. Cette logistique peut être obtenue par la mise en commun de matériels appartenant à plusieurs laboratoires. Par ailleurs, l’échange d’information est une des clés de la réussite. Les laboratoires français pèchent souvent par manque de communication, ce qui réduit les effets de synergie indispensables à la mise au point de nouvelles molécules. Par exemple, la chimie combinatoire ou les études de récepteurs membranaires ont mis plus longtemps à s’imposer dans la recherche pharmaceutique française que dans les laboratoires américains ou anglais. Mais grâce à des efforts importants réalisés par les pouvoirs publics et les grandes entreprises privées dans le domaine notamment des biotechnologies, la France dispose aujourd’hui de moyens accrus,non seulement pour rester dans la course, mais aussi pour innover. Il faut savoir que ces recherches sont particulièrement longues et coûteuses. Si on prend l’exemple des nouvelles molécules issues des biotechnologies en Europe au cours des 16 dernières années, on considère que 50 nouveaux produits proviennent des biotechnologies. 350 nouveaux médicaments sont en développement. Le coût de développement d’une nouvelle molécule est de 3 milliards de F.
Le nombre d’entreprises européennes de biotechnologies était de 716 en 1996. Elles sont aujourd’hui de 1100. La concurrence est donc sévère, particulièrement celle de l’Angleterre qui compte plus d’entreprises innovantes dans ces domaines que la France.
La science vaccinale, quant à elle, est également transformée par l’essor des biotechnologies et des infotechnologies. Il s’agit principalement pour les premières du génie génétique, de la génomique ou de l’immunotechnologie et pour les secondes, de la bioinformatique, des réseaux de communication multimédia interactifs et des bases de données informatisées. La vaccination nécessite en effet une approche complexe pour maîtriser le développement et la fabrication des vaccins, les stratégies vaccinales, le suivi des vaccinations, la vaccinovigilance, le stockage dans des bases de données des informations nécessaires aux chercheurs, formateurs, médecins, épidémiologistes, autorités sanitaires ou voyageurs.
La première phase de l’évolution des vaccins s’est effectuée grâce aux techniques classiques de la chimie et de la biochimie. Bactéries tuées, virus atténués en ont constitué les premières étapes, suivis par les vaccins "splittés", reconstitués, en sous-unités, associés à des adjuvants, et plus récemment par des vaccins de synthèse préparés à partir de peptides immunogènes ou de protéines obtenues par génie génétique. La bioinformatique associée aux biotechnologies joue désormais un rôle important en permettant par exemple de comparer dans des bibliothèques de gènes les séquences les mieux adaptées à la synthèse et à l’expression de plusieurs antigènes différents par une souche vaccinale vivante. Ces vaccins vivants recombinants multivalents représentent une voie d’avenir. Autre approche, celle des vaccins à ADN. Les structures antigéniques codées par les séquences d’ADN correspondantes provoquent une réponse immunitaire spécifique. L’innovation concerne également les modes d’administration par voie non invasive, par la muqueuse nasale ou par voie orale. Ces recherches et développements nécessitent une approche pluridisciplinaire faisant appel à la génétique moléculaire, à la chimie des peptides et des acides nucléiques, à l’immunologie, à la biologie cellulaire et bien entendu à l’informatique.
Les informations générées par les recherches et développements en vaccinologie, les essais cliniques ou les suivis épidémiologiques, nécessitent d’avoir recours à une informatique adaptée, tant pour les relations entre chercheurs que pour la mise à disposition des résultats scientifiques, techniques ou cliniques. Le réseau Internet, les bases de données avec moteurs de recherche, les cédéroms reliés à des sites Web offrent aujourd’hui une palette de moyens combinés, essentiels au développement de l’ensemble du secteur vaccinal et de ses relations avec le domaine pharmaceutique. L’essor d’Internet et du multimédia s’est fait en quelques années, nécessitant une formation adaptée pour les chercheurs, les étudiants, les médecins ou le personnel hospitalier. La quantité de données disponibles rend nécessaire la mise en œuvre d’une méthodologie de recherche pertinente liée à des modes de communication efficaces.
MATÉRIAUX INTELLIGENTS ET NANOTECHNOLOGIES
Les "matériaux intelligents" s’inspirent de plus en plus de modèles biologiques. Depuis quelques années, la structure des membranes, le rôle des protéines, de l’ADN, des polysaccharides ou des lipides sont mieux connus, ainsi que celui des micromoteurs moléculaires qui assurent le fonctionnement intime des cellules vivantes. Les chercheurs disposent ainsi de nombreux modèles dont ils peuvent s’inspirer ou qu’ils peuvent copier. Les microtubules de la cellule, les ribosomes, les moteurs des flagelles sont autant de micromachines construites à partir de biomatériaux "intelligents". L’ADN, les protéines, les polysaccharides, sont des matériaux biologiques intelligents. Ils sont capables de conduire de l’énergie à distance, de réagir à des stimuli venant de l’environnement, de changer de forme, de reconnaître d’autres molécules, de catalyser la fabrication de structures supramoléculaires. L’ADN, notamment, peut être considéré comme un véritable fil moléculaire conduisant des électrons à distance. Cette molécule est également capable de traiter de l’information. Progressivement une intégration de plus en plus étroite est en train de se réaliser entre matériaux biologiques intelligents et matériaux de synthèse avec lesquels ils s’interfacent. Cette évolution conduit ainsi à des puces biotiques implantables susceptibles de traiter de nombreux désordres métaboliques (rétine artificielle, audition artificielle, pompe à insuline, simulateurs ou défibrillateurs cardiaques), à des biopuces destinées à des tests biochimiques et médicaux ou à des machines moléculaires capables d’exécuter de nombreuses fonctions.
De plus, de nouveaux outils sont venus apporter aux chercheurs un arsenal permettant un usinage à l’échelle moléculaire, voire atomique. C’est l’essor des nano- technologies fondée sur des capacités d’assemblage de structures supramoléculaires, du "bas vers le haut". En effet, la démarche traditionnelle de miniaturisation a surtout consisté à enlever de la matière par couches successives, grâce à des techniques comme la photolithographie optique intervenant dans la fabrication des microprocesseurs. Désormais, la connaissance des propriétés physiques et chimiques et des conditions d’assemblage de structures complexes, permet d’assembler ces matériaux nouveaux par ajout plutôt que par élimination. On peut ainsi fabriquer des couches minces aux multiples applications. De tels travaux ont été initiés il y a quelques années par les recherches de Langmuir (1881-1957, USA) et Blodgett (1898-1979, USA). Ces chercheurs ont réussi à fabriquer des couches minces qui portent désormais leur nom (ou en abrégé: couches LB), à la pointe aujourd’hui de l’électronique moléculaire, un des secteurs parmi les plus prometteurs des matériaux intelligents du futur. Plusieurs laboratoires travaillent actuellement sur des nanoassembleurs programmés capables d’assembler de manière organisée, des structures complexes pouvant ainsi passer d’une échelle invisible à l’œil nu jusqu’à une utilisation macroscopique par l’homme. Dans des laboratoires d’usinage moléculaire on utilise le microscope à effet tunnel ou le microscope à force atomique. On peut ainsi manipuler la matière, atome par atome, permettant la fabrication de matériaux sensibles ou réactifs à leur environnement. D’autres laboratoires travaillent sur des nanomachines et des nanorobots capables d’intervenir dans des "chaînes de montage moléculaires" pour fabriquer en série les matériaux du futur.
Une des percées parmi les plus spectaculaires des matériaux intelligents a été réalisée dans le secteur des biopolymères. Ces biomatériaux trouvent de nombreuses applications dans le domaine des biotechnologies et de la médecine. La soie, le collagène, la cellulose, l’élastine, sont des biomatériaux naturels connus depuis longtemps. Récemment, on s’est aperçu que des biomatériaux de synthèse pouvaient être utilisés pour traiter ou remplacer certains tissus, organes ou fonctions du corps. Par exemple, certaines capsules en polymères intelligents implantées dans l’organisme laissent passer des molécules capables de traiter en permanence des affections du corps. D’autres biomatériaux peuvent servir de prothèses, de valves cardiaques ou de membranes sélectives. Plusieurs laboratoires utilisent du collagène, de la cellulose ou même du corail comme matrice à partir de laquelle les cellules naturelles, en se divisant, reconstituent une partie abîmée ou manquante d’un organe. Par exemple des nez ont pu être reconstruits par croissance de cellules de la peau sur des matrices de ce type, constituant un échafaudage biodégradable.
Des "matériaux de soutien intelligents" vont jouer un rôle de plus en plus important dans le domaine du génie tissulaire. Des biomatériaux modifiés ou des polymères de synthèse exercent une influence directe sur les cellules qui les recouvrent en raison de leurs propriétés de surface. Des signaux moléculaires biologiques sont en effet intégrés à ces matériaux afin de leur conférer des caractéristiques de surface qui imitent des sites de reconnaissance naturels. Les cellules reconnaissent de tels signaux et se comportent comme dans l’organisme vivant. On peut ainsi diriger les cellules pour qu’elles se rassemblent ou s’organisent de manière programmée. Actuellement, des équipes de chercheurs sont parvenues à faire croître des nerfs sectionnés en réalisant un pontage entre les deux extrémités nerveuses avec de tels matériaux intelligents.
PILULES INTELLIGENTES, MEMS ET NANOLABORATOIRES
Avec les nanotechnologies s’ouvre un nouvel univers d’usinage de pièces miniaturisées pouvant servir dans des systèmes de diagnostics ou des appareils implantables. Plusieurs exemples d’appareil fonctionnels ont été décrits au cours de ces dernières années : des "pilules intelligentes" capables d’administrer des médicaments selon des procédures précises à partir d’une implantation permanente dans le corps et de traiter ainsi des maladies graves; des nanolaboratoires pouvant analyser en parallèle plus de 500.000 molécules nouvelles par jour; ou des micro-usines fondées sur le principe des MEMS (microelectromecanical systems), capables de synthétiser des structures complexes, de séparer des mélanges comportant des concentrations très faibles de molécules, ou de procéder à la catalyse de processus variés.
De tels nanolaboratoires fabriqués selon les techniques des microprocesseurs ("lab on a chip"), et renfermant de minuscules canaux dans lesquelles circulent des molécules, des pompes miniatures, des microréacteurs, des systèmes de séparation, sont aujourd’hui capables de réaliser des centaines de milliers de tests à l’heure en fonctionnant en parallèle.
Une application spectaculaire des MEMS est la "pilule intelligente" fabriquée par Robert Langer du MIT. Dans les laboratoires du Massachusetts Institute of Technology, le professeur Langer a développé un implant sous-cutané comportant des réservoirs miniatures remplis de médicaments et recouvert d’une membrane d’or jouant le rôle d’anode (10). Sous l’effet d’un faible courant électrique provenant, par exemple, d’un biocapteur, les réservoirs s’ouvrent libérant in situ le produit actif. Depuis plusieurs années, des chercheurs de nombreux laboratoires pharmaceutiques dans le monde travaillent à la mise au point de systèmes à base de capsules ou de vésicules contenant les médicaments et capables de diffuser lentement leurs précieux produits au cours du temps. Ces capsules programmées sont contrôlables à distance par de très faibles courants électriques. Elles sont en effet fabriquées à partir de polymères formant un gel qui se dissout dans l’eau dès qu’il reçoit un très faible courant électrique. L’astuce des chercheurs a été de fabriquer des minuscules capsules en couches successives comme une pelure d’oignon. Les doses contrôlées du médicament (par exemple de l’insuline pour les diabétiques) sont renfermées entre chaque couche de la capsule. Au passage du courant électrique une couche est éliminée ce qui libère le médicament dans le corps. Ce processus peut être répété autant de fois que nécessaire. Avantage: des doses régulières et contrôlées et une grande rapidité de diffusion du produit. La capsule est implantée sous la peau et le courant électrique programmé par un microprocesseur. Les applications sont nombreuses: administration d’insuline, de produits anti-douleur ou d’hormones. Le professeur Robert Langer à utilisé ce principe pour concevoir une pilule bioélectronique implantable dans le corps et libérant les produits qu’elle contient pendant des durées atteignant plusieurs mois. Cette pilule en silicium est creusée de milliers de petits trous remplis avec des médicaments puissants susceptibles d’être distribués au moment voulu à partir d’un signal reçu par des biocapteurs. Chaque trou est en effet recouvert d’un gel sensible à un courant électrique et capable de se dissoudre. Les médicaments sont ainsi libérés à l’endroit voulu et à la concentration désirée.
La société américaine Caliper Technology, a développé un nanolaboratoire tenant sur une puce (lab on a chip) avec des capillaires de quatre-vingts microns de diamètre et des volumes de quelque picolitres. Le professeur Mauro Ferrari de la Ohio State University a réussi à fabriquer un "implant intelligent" capable d’administrer de l’insuline à des diabétiques par l’intermédiaire de cellules vivantes enrobées à l’intérieur d’un micro réservoir comportant une membrane poreuse. Les réactions immunologiques conduisant à la fabrication d’anticorps dirigés vers les cellules de pancréas ne peuvent intervenir. En effet, les molécules d’anticorps sont trop volumineuses pour passer à travers les pores de la membrane. Seuls peuvent entrer le glucose et sortir l’insuline. Ces microcapsules implantables ouvrent la voie à la nanomédecine, une médecine à l’échelle moléculaire.
MACHINES MOLÉCULAIRES ET BIO-ORDINATEURS
Les "matériaux intelligents" vont être utilisés de plus en plus dans le cadre d’appareillage d’analyse. Récemment, des équipes de Berkeley ont mis au point des nanoparticules applicables dans un grand nombre de biotests. Il s’agit des "Quantum dots", des nanoparticules dont la couleur varie en fonction de la taille. Attachés à des macromolécules telles que des protéines ou de l’ADN, les Quantum dots permettront de suivre des molécules ainsi marquées dans le cours de processus métaboliques. Ces techniques s’avèrent plus fiable que le traçage par radioactivité ou fluorescence. Les Quantum dots sont capables d’émettre des couleurs vives lorsqu’elles sont excitées par une source lumineuse. Elles sont donc parfaitement visibles à l’aide d’un simple microscope optique. Leurs applications sont multiples, tant dans la recherche fondamentale et appliquée que dans la mise au point de médicaments, le diagnostic rapide et l’analyse génétique. Des chercheurs de Berkeley et du MIT ont réussi à fabriquer de tels cristaux formés d’un très petit nombre d’atomes et dont la taille est en relation directe avec leur couleur. Ils ont notamment utilisé dans ce but, un semi-conducteur le séléniure de cadmium. La longueur d’onde de la lumière émise par ces cristaux varie dans un spectre allant de l’ultraviolet à l’infrarouge, avec une bande d’émission très étroite (et donc très spécifique). Une particule de 2 nanomètres va émettre une couleur vert intense, tandis qu’une particule de 5 nanomètres présentera une coloration rouge vif. Une famille de Quantum dots va donc générer des couleurs allant du violet au rouge en passant par le bleu, le vert, le jaune et l’orange. On comprend ainsi l’intérêt de ces nanoparticules: si on les enrobe d’une substance jouant le rôle de "Velcro" chimique, on peut leur accrocher des molécules diverses, telles que des protéines ou de l’ADN. Il devient donc possible de suivre et de visualiser ces substances au cours de processus biologiques au sein de cellules et de s’en servir pour créer une batterie de tests de diagnostic très fiables, peu coûteux, ultrarapides et pouvant être mis en parallèle dans des appareils automatiques de lecture. On pourra, par exemple, détecter dans le sang plusieurs types de virus en même temps. Le coût des réactifs, la simplicité des usages sont aussi considérablement améliorés. Avec les Quantum dots, des tests permettant l’analyse complète des 3 milliards de bases de l’ADN du génome humain sont en cours.
Une autre approche particulièrement intéressante pour la mise au point de biotests peu coûteux a été réalisée par le professeur Joseph Jacobson du Massachusetts Institute of Technology. Son équipe a réussi à imprimer sur du plastique des circuits intégrés capables de traiter de l’information. Jacobson a utilisé pour cela une imprimante à jet d’encre modifiée et chargée d’encre produite à partir de semi-conducteurs. De tels micro-processeurs plastiques pourront être intégrés à du matériel biologique pour servir de biocapteurs, de systèmes de suivi en continu de certains paramètres vitaux, voire d’émetteurs capables de transmettre de l’information à distance. Dans un proche avenir l’équipe de Jacobson fera appel à l’électronique moléculaire de manière à rendre biocompatibles les nouveaux circuits plastiques qu’ils ont mis au point. Différentes méthodes et technologies de production ouvrent en effet la voie à des nouveaux types de polymères conducteurs et semi-conducteurs capables de servir de base à l’électronique moléculaire de demain. Les composants électroniques moléculaires se présentent actuellement comme les successeurs potentiels des semi- conducteurs. Ces composants de synthèse offrent de nombreux avantages par rapport aux semi-conducteurs classiques : assemblage tridimensionnel, matériaux de synthèse permettant d’obtenir des propriétés sur mesures, miniaturisation approchant celle des structures biologiques, possibilités d’interface avec des systèmes vivants (9,12,14).
L’objectif de nombreux chercheurs en électronique moléculaire est d’arriver à fabriquer des bio-ordinateurs à ADN et des mémoires de masse utilisant des protéines photosensibles. L’idée d’une informatique à base d’ADN a été lancée pour la première fois en 1994 par Léonard Aldeman de l’Université de Californie. Dans un article désormais célèbre (1), il explique comment on peut utiliser une méthode biologique de laboratoire pour résoudre un problème classique de mathématiques : organiser l’itinéraire d’un voyageur de commerce passant par 7 villes sans jamais en retraverser une seule. Plusieurs laboratoires dans le monde ont réussi à reproduire la technique bioinformatique de Aldeman en utilisant la biologie moléculaire classique et des méthodes enzymatiques. Les brins d’ADN comportant des éléments spécifiques, comme les codes chimiques correspondant aux villes de l’expérience originale, se combinent en parallèle dans les tubes à essai en un temps très court et donnent la solution du problème. L’extraction, le tri et la lecture des séquences de molécules d’ADN comportant la solution au problème posé ne peuvent se faire que par des opérations longues et routinières. C’est pourquoi de nombreux laboratoires dans le monde travaillent actuellement à l’automatisation des processus enzymatiques permettant d’analyser les molécules donnant la solution au problème posé, grâce, notamment à des nanolaboratoies fonctionnant en parallèle. Le bio-ordinateur à ADN permettra de traiter en un temps record des problèmes d’une grande complexité, mais restera sans doute complémentaire de l’informatique utilisant des semi-conducteurs ou l’électronique moléculaire. Les progrès réalisés au cours des deux dernières années permettent d’augurer de nouveaux débouchés dans le secteur du traitement moléculaire de l’information.
Un tel traitement va de pair avec la mémorisation des informations à l’échelle moléculaire. Des protéines naturelles pourraient servir de mémoires de masse pour les bio-ordinateurs du futur. Les protéines photoréceptrices, comme la bactériorhodopsine (BR), sont capables de convertir directement la lumière en un signal. Ce processus implique la formation d’un dipôle électrique et s’accompagne d’un changement de couleur de la protéine. Au cours de ce processus une charge positive est transférée depuis l’intérieur vers l’extérieur de la cellule. Ce qui constitue la base d’un mécanisme de stockage d’énergie dans la bactérie utilisant cette protéine. Ce principe peut être utilisé pour stocker des informations et des données. Des techniques d’ingénierie génétique peuvent être utilisées pour stabiliser les deux états naturels de la molécule de BR et passer de l’un à l’autre en utilisant des lumières de couleurs différentes. En affectant des valeurs binaires 0 et 1 aux deux états de la protéine, un ensemble de molécules peut servir de mémoire de masse. On peut en effet superposer plusieurs pellicules BR les unes sur les autres pour créer des mémoires en trois dimensions. Leurs très petites tailles permettraient de créer d’énormes capacités de stockage par unité de volume.
BIOTRANSISTORS ET NEUROCHIPS
D’autres laboratoires cherchent à fabriquer des puces hybrides constituées à la fois de silicium et de cellules vivantes. Les applications pourraient être nombreuses dans des biocapteurs ou des tests. Des chercheurs de l’Université de Berkeley dirigés par Boris Rubinsky et Yong Huang ont réussi à fabriquer une biopuce hybride composée de circuits en silicium et de cellules vivantes. Rubinsky et ses collaborateurs ont mis au point ce "biotransistor" comportant en son centre un microréservoir dans lequel sont cultivées des cellules vivantes placées dans un milieu nutritif (13). Ces cellules sont connectées à des microprocesseurs capables de transmettre et de recueillir de l’information vers et en provenance des cellules. Ce circuit électronique miniature, d’une taille inférieure à celle d’un cheveu humain, est contrôlable par un ordinateur extérieur. Le biotransistor a été produit par des techniques analogues à celles utilisées pour la fabrication des microprocesseurs. Deux couches de polysilicium translucide forment des électrodes, tandis qu’une troisième couche crée une membrane jouant le rôle d’un compartiment de réaction. Ces différentes couches sont interconnectées par l’intermédiaire d’une micro cavité au sein de laquelle sont placés quelques cellules humaines vivantes dans un liquide nutritif et conducteur. Les cellules utilisées proviennent d’un cancer de la prostate. Grâce à une propriété cellulaire (appelé électroporation), connue depuis plusieurs années mais difficile à reproduire de manière fiable, il est possible de faire s’ouvrir de minuscules trous (pores) dans la membrane de la cellule et d’y faire pénétrer différents types de molécules. On peut ainsi introduire de l’ADN pour réaliser des expériences de génie génétique. L’ouverture de ces pores est contrôlée par un courant électrique provenant d’un ordinateur et relayé par la puce de silicium sur laquelle vivent les cellules. En retour, les cellules émettent un faible courant électrique indiquant de manière certaine que les pores de la membrane cellulaire se sont ouverts. Le circuit hybride agit ainsi comme une diode, faisant intervenir pour la première fois dans un circuit électronique, un intermédiaire vivant. Ces travaux conduisent à de nombreuses applications industrielles et des brevets ont été déposés à cette fin. Il devient possible d’administrer de manière sélective des substances anticancéreuses dans une tumeur, sans léser les cellules saines avoisinantes. Ces travaux laissent entrevoir une communication directe de l’ordinateur vers le monde biologique et, réciproquement, du corps humain vers les ordinateurs. Avec des applications déterminantes dans le suivi en temps réel de patients atteints de déficiences métaboliques, ainsi que pour la mise au point de nouvelles générations d’interfaces bioélectroniques entre l’homme et les machines.
On peut imaginer pour l’avenir de combiner des systèmes de traitement d’information fonctionnant à partir de molécules, avec des polymères servant de base à des textiles intelligents. L’usage de biocapteurs avec des textiles intelligents a déjà conduit à la mise au point de vêtements permettant à des médecins de suivre à distance certains paramètres du métabolisme de leurs patients. Des entraîneurs sportifs peuvent également mesurer les capacités de résistance des personnes qu’ils entraînent. La communication directe entre le corps et les machines ouvre des voies nouvelles pour le suivi en temps réel des principales fonctions du corps. Il devient désormais possible de porter sur soi des ordinateurs ou les systèmes de communication permettant d’entrer en interface avec les réseaux qui l’entourent. Nous sommes en train de passer progressivement de l’ordinateur portable et du téléphone portable, à l’ordinateur "mettable" et au téléphone "mettable". Pourquoi en effet compacter et dans des boîtiers de plus en plus petits, les circuits électroniques et informatiques puissants servant dans les téléphones ou les ordinateurs de poche plutôt que de les tisser dans les vêtements que nous portons ? C’est le principe fondamental choisi par les nombreux laboratoires qui travaillent sur ce que l’on appelle les "wearable computers". Les outils de communication seront portés de plus en plus près du corps et en interface directe avec lui.
Un pas de plus a été accompli dans la production de systèmes bioélectroniques permettant d’interfacer directement le système nerveux à des machines électroniques ou à des robots. L’équipe du professeur John K. Chapin de l’École de Médecine de Philadelphie a pu extraire le signal provenant du cerveau de rats et leur faire contrôler à distance un bras robotique. Plus récemment une équipe de Duke University dirigée par Miguel Nicolelis a pu transmettre à 1000 km de distance par Internet l’impulsion nerveuse provenant du cerveau de singes afin de contrôler un bras articulé (11). Ces travaux ouvrent la voie au secteur prometteur des neuroprothèses capables de jouer un rôle déterminant dans le traitement de certains handicaps moteurs. D’autres laboratoires ont réussi à mettre au point des "neuropuces" (neurochips) en faisant croître des neurones sur des puces en silicium. On a même réussi à forcer les axones de ces neurones à emprunter un chemin programmé d’avance grâce à l’utilisation de surfaces faites des matériaux intelligents, afin de construire des circuits moléculaires fonctionnant à partir de cellules vivantes. Ces circuits ont été capables de traiter de l’information et de la transmettre à des ordinateurs électroniques classiques.
Ainsi, grâce à la discipline émergente que nous avons appelé dès 1981, la "biotique" –mariage de la biologie et de l’informatique dans des matériaux intelligents–, l’homme entrera en symbiose avec les réseaux d’information qu’il a extériorisé de son propre corps (2). Les systèmes nerveux planétaires qui se mettent en place, constituent un super organisme dont nous sommes les neurones. L’homme symbiotique peut vivre en harmonie avec l’organisme planétaire qu’il a créée, ou subir l’emprise d’un Big Brother à l’échelle du monde. A la fois objet et sujet de la révolution biologique, l’homme tient entre ses mains l’avenir de l’espèce humaine. Il se situe à la charnière d’un "micromonde" –qui le détermine en partie– et d’un "macromonde" sur lequel il agit et qui, en retour, conditionne son existence. Sa vie dépend du moléculaire et du microscopique: protéines, gènes, cellules… Mais elle dépend aussi collectivement de son action sur la société humaine et l’écosystème sur lesquels reposent son développement et son avenir. Cette connaissance récente du micromonde et les conséquences de son action sur le macromonde bouleversent les relations que l’homme a tissées avec la nature et avec lui- même: Il peut aujourd’hui orienter une partie de l’évolution biologique par le génie génétique, la génomique ou la transgénèse. Il a le pouvoir de modifier son environnement sociétal et écologique par l’accroissement des inégalités économiques entre les hommes, la pollution ou l’altération des cycles naturels. Mais aussi celui de satisfaire les besoins et les aspirations de l’humanité.
Joël de Rosnay
Conseiller de la Présidence
Cité des Sciences et de l'Insdustrie – La Villette – Paris – France
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BIBLIOGRAPHIE
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3. de Rosnay, J., Les biotransistors: la microélectronique du XXIème siècle. La Recherche 1981, 12(124)(Juillet-Août): 870-872.
4. de Rosnay, J., L’essor de la biotique. La Jaune et la Rouge, Revue de l’Ecole Polytechnique, Mai 1983, N° 385, pp. 19-27.
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