Critique du livre par Hélène.
Dans cet ouvrage, Joël de Rosnay propose une vision de la transformation qui s'opère dans la société contemporaine au travers de l'interactivité du web, et plus particulièrement de la modification des rapports aux médias. Hier "mass media" tels la télévision, avec ses messages délivrés par un émetteur unique vers des millions de téléspectateurs. Aujourd'hui, et surtout demain, grâce aux blogs, wikis, et autres sites de journalisme collaboratif, émis par "les masses pour les masses". En poussant un peu plus loin le raisonnement, le web pourrait permettre l'émergence d'une intelligence collective, qu'il s'agisse de co-développer nos applications de demain, ou de partager la connaissance.
Joël de Rosnay nous précise qu'il a souhaité valoriser les pans positifs de ces évolutions technologiques, et du courant participatif qui semble en effet émerger ces dernières années. Cependant, il me semble que faire l'économie "du versant noir de la force", c'est amputer la valeur du livre et le raisonnement du lecteur.
En tant que chercheur, on s'attendrait à une plus grande rigueur méthodologique. L'observation des tendances de fond de la société ne s'analyse pas seulement au travers des thèmes à la mode dans les médias, les "blogs de geeks", et autres initiés des nouveautés technologiques du moment. Il manque à la fois un enracinement historique, une analyse sociologique et une vraie prospective économique, qui pourraient nous permettre de mieux situer la tendance, d'évaluer s'il s'agit d'un épiphénomène ou d'un bouleversement de fond de la société contemporaine.
Si j'adhère assez bien à l'idée d'écosystème, et de sélection darwinienne des nouvelles applications du web 2.0 qui naissent quasiment chaque jour sur le web, je suis nettement plus mitigée sur nombre d'autres points.
Je m'attacherai plus particulièrement à l'analyse du modèle économique. Apparemment gratuit pour les utilisateurs, il est essentiellement basé sur la construction d'audiences monétisables, revendues aux annonceurs publicitaires. Ceci a des conséquences en matière de liberté d'expression et d'information.
Ce principe pousse à la concentration, que l'on peut déjà voir à l'oeuvre au travers des nombreux rachats de start-ups par Yahoo!, ou par des grands groupes de presse, tels Rupert Murdoch avec MySpace. On peut légitimement se demander ce qu'il en sera demain des "espaces de liberté". L'attitude de Google en Chine, si décriée dans les médias ces derniers temps, est emblématique de ce qui peut se passer : que l'opinion publique manque de puissance dans un pays à la démocratie douteuse, et la liberté disparaît.
Concernant plus précisément les blogs, si quelques uns commencent en effet à émerger en termes d'audience, il ne faut pas se faire d'illusion : il y aura peu d'élus. Parce qu'il faut du temps (et des compétences) pour écrire un bon blog et l'alimenter régulièrement. Parce qu'il faut du temps pour lire, et que les internautes se concentreront sur quelques blogs et sites, ceux-là même dont parlent... les grands médias. Voir par exemple l'excellent blog de Jean-Michel Billaut dont les audiences ont bondi... juste quand Le Monde s'est mis à en parler. D'autre part, les systèmes de tags et de notation divers permettant aux internautes d'indexer des contenus concentrent également les audiences, comme le fait le Page Rank de Google. En conclusion, peu seront ceux qui pourront en tirer profit, sauf peut-être pour renforcer leur crédibilité dans leur environnement professionnel. Mais en aucun cas le moyen de se passer d'un salaire dans un job bien réel... comme c'est le cas d'ailleurs également pour les écrivains qui publient des livres de papier : seuls une vingtaine en France peuvent vivre exclusivement de leur plume.
Par ailleurs, au moment où tous les grands journaux réduisent drastiquement le nombre de journalistes (voir tous les récents conflits de presse, et souvenons nous que TF1 n'a plus que 4 ou 5 envoyés permanents à l'étranger), et où tous les journaux recopient les dépêches de 3 ou 4 grandes agences, Joël de Rosnay rêve que les bloggeurs de tous les pays pallient ces carences, en rendant compte de ce qui se passe près de chez eux. OK, l'idée est belle. Mais je suis toujours sceptique lorsqu'il s'agit de remplacer des compétences professionnelles (même si nous les trouvons régulièrement défaillantes) par des amateurs. Comment rendront-ils compte de l'information ? Comment la recouperont-ils ? Comment saurons nous "d'où" ils parlent, quelles idées ils défendent, en l'absence de toute "enseigne" de presse pour donner une indication sur leur ligne éditoriale ?
Quant à ceux qui développent ces fameuses applications du web 2.0, Flickr et autres del.icio.us, les meilleurs en effet s'en sortent... en se vendant aux grands groupes, et en perdant aussi leur liberté. Certains sans doute la reprendront pour recréer ailleurs de nouvelles applications plus innovantes encore. Pendant ce temps, combien de développeurs n'ont pas touché un cent en contrepartie des lignes de codes qu'ils ont mises à la disposition des utilisateurs ? Et si les grands groupes préfèrent acheter des start-ups que de développer leurs applications "maison", c'est évidemment parce que ça leur coûte moins cher. On ne paie que ce qui marche, pas le risque pris par ceux qui ont débroussaillé pour d'autres sans connaître le succès. Globalement, ce nouveau mode de fonctionnement est destructeur de valeur, parce qu'il remplace des services payants par des services "gratuits", et parce qu'il ne paie pas la R&D. En exacerbant la compétition de la sorte, et en en faussant les règles du jeu, on accroît à terme les inégalités, et on laisse "sur le carreau" des gens dont le travail était rémunéré dans les systèmes précédents. Personnellement, je ne crois pas à la théorie de "la main invisible". Elle ne profite qu'aux nantis.
L'intelligence collective ? Oui, elle pourrait fonctionner efficacement... si on la laissait faire. A titre d'exemple, on peut constater que les réseaux de communication les plus robustes sont... ceux des fourmilières, suivis de près par les villes médiévales, les médinas et les bidonvilles. Toutes constructions qui ne sont organisées par aucun "grand architecte". Dès que vous mettez un urbaniste ou n'importe quel chef dans le coup, ça se gâte... Dans le monde d'Internet, il y en a déjà qui ont les moyens de jouer aux "grands architectes" et de gâter le travail !
Comme d'habitude, voici quelques liens pour lire d'autres critiques... et même un lien pour acheter le bouquin, si je ne vous ai pas découragé ! Hubert Guillaud d'InternetActu est assez critique, et Joël de Rosnay lui répond en commentaire. Le Point propose deux critiques, celle d'Eric Dupin, et celle de Claude Allègre, qui en fait le point de départ d'un intéressant débat sur la gratuité, qu'il faudrait ma foi poursuivre, c'est d'actualité.
L'endroit où vous trouverez le plus de critiques... c'est sur le blog "La révolte du pronétariat" ouvert pour accompagner la sortie du livre. Le Journal du Net propose la retranscription d'un chat avec l'auteur.